Abrégé de l'origine de tous les cultes 4
par Charles-François Dupuis
1830
6e partie
CHAPITRE III - 2
De l'Univers animé et intelligent.
Dans la théologie des Grecs, on supposait que les dieux avaient partagé entre eux les différentes parties de l'Univers, les différents arts, les divers travaux. Jupiter présidait au Ciel, Neptune aux eaux , Pluton aux enfers, Vulcain au feu, Diane à la chasse, Cérés à la terre et aux moissons, Bacchus aux vendanges, Minerve aux arts et aux diverses fabriques. Les montagnes eurent leurs Oréades, les fontaines leurs Naïades, les forêts leurs Dryades et leurs Harna-dryades ; c'est le même dogme sous d'autres noms ; et Origène, chez les Chrétiens, partage la même opinion lorsqu'il dit :
« J'avancerai hardiment qu'il y a des vertus célestes qui ont le gouvernement de ce Monde : l'une préside à la terre, l'autre aux plantes, telle autre aux fleuves et aux fontaines, telle autre à la pluie, aux vents. »
L'astrologie plaçait une partie de ces puissances dans les Astres : ainsi les Hyades présidaient aux pluies, Orion aux tempêtes, Sirius aux grandes chaleurs, le Bélier aux troupeaux , etc.
Le système des anges et des dieux qui se distribuent entre eux les diverses parties du Monde et les différentes opérations du grand travail de la Nature, n'est autre chose que l'ancien système astrologique, dans lequel les Astres exerçaient les mêmes fonctions qu'ont depuis remplies leurs anges ou leurs génies.
Proclus fait présider une Pléiade à chacune des sphères : Céléno préside à la sphère de Saturne, Sténopé à celle de Jupiter, etc.
Dans l'Apocalypse, ces mêmes Pléiades sont appelées sept anges, qui frappent le Monde des sept dernières plaies.
Les habitants de l'île de Thulé adoraient des génies célestes aériens, terrestres; ils en plaçaient aussi dans les eaux, dans les fleuves et les fontaines.
Les Sintovistes du Japon révèrent des Divinités distribuées dans les étoiles, et des esprits qui président aux éléments, aux plantes, aux animaux, aux divers événements de la vie.
Ils ont leurs Udsigami, qui sont les Divinités tutélaires d'une province, d'une ville, d'un village, etc.
Les Chinois rendent un culte aux génies placés dans le Soleil et dans la Lune, dans les planètes, dans les éléments, et à ceux qui président à la mer, aux fleuves, aux fontaines, aux bois, aux montagnes, et qui répondent aux Néréides, aux Naïades, aux Dryades et autres Nymphes de la théogonie des Grecs. Tous ces génies, suivant les lettrés, sont des émanations du grand comble, c'est-à-dire, du Ciel ou de l'ame universelle qui le meut.
Les Chen, chez les Chinois de la secte de Tao, composent une administration d'esprits ou d'intelligences rangées en différentes classes, et chargées de différentes fonctions dans la Nature. Les unes ont inspection sur le Soleil, les autres sur la Lune, celles-ci sur les étoiles, celles-là sur les vents, sur !a pluie, sur la grêle; d'autres sur les temps, sur les saisons, sur les jours, sur les nuits, sur les heures.
Les Siamois admettent, comme les Perses, des anges qui président aux quatre coins du Monde; ils placent sept classes d'anges dans les sept cieux : les astres, les vents, la pluie, la terre, les montagnes, les villes, sont sous la surveillance d'anges ou d'intelligences. Ils en distinguent de mâles et de femelles : ainsi l'ange gardienne de la Terre est femelle.
C'est par une suite du dogme fondamental qui place Dieu dans l'ame universelle du Monde, dit Dow, âme répandue dans toutes les parties de la Nature, que les Indiens révèrent les éléments et toutes les grandes-parties du corps de l'Univers, comme contenant une portion de la divinité. C'est là ce qui a donné naissance, dans le peuple, au culte des Divinités subalternes ; car les Indiens, dans leurs vedams, font descendre la Divinité ou l'âme universelle dans toutes les parties de la matière. Ainsi ils admettent, outre leur trinité ou triple puissance, une foule de Divinités intermédiaires, des anges, des génies, des patriarches, etc. Ils honorent Voyoo, dieu du vent : c'est l'Éole des Grecs; Agny, dieu du feu; Varoog, dieu de l'Océan; Sasanko, dieu de la Lune ; Prajapatée, dieu des nations : Cubéra préside aux richesses, etc.
Dans le système religieux des Indiens, le Soleil, la Lune et les Astres sont autant de dewatas ou de génies. Le Monde a sept étages, dont chacun est entouré de sa mer et a son génie : la perfection de chaque génie est graduée comme celle des étages. C'est le système des anciens Chaldéens sur la grande mer ou firmament, et sur les divers cieux habités par des anges de différente nature et composant une hiérarchie graduée.
Le dieu Indra, qui chez les Indiens préside à l'air et au vent, préside aussi au Ciel inférieur et aux Divinités subalternes, dont le nombre se monte à trois cent trente-deux millions : ces dieux subalternes se sous-divisent en différentes classes. Le Ciel supérieur a aussi ses Divinités ; Adytya conduit le Soleil ; Nishagara, la Lune, etc.
Les Chingualais donnent à la Divinité des lieutenans : toute l'île de Ceylan est remplie d'idoles tutélaires des villes et des provinces. Les prières de ces insulaires ne s'adressent pas directement à l'Être suprême, mais à ses lieutenans et aux dieux inférieurs, dépositaires d'une partie de sa puissance.
Les Moluquois ont leur Nitos, soumis à un chef supérieur qu'ils appellent Lanthila. Chaque ville, chaque bourg, chaque cabane, a son Nitos ou sa Divinité tutélaire ; ils donnent au génie de l'air le nom de Lanitho.
Aux îles Philippines, le culte du Soleil, de la Lune et des Étoiles est accompagné de celui des intelligences subalternes, dont les unes président aux semences, les autres à la pêche, celles-ci aux villes, celles-là aux montagnes, etc.
Les habitants de l'île de Formose, qui regardaient le Soleil et la Lune comme deux Divinités supérieures, imaginaient que les Étoiles étaient des demi-dieux ou des Divinités inférieures.
Les Parsis subordonnent au Dieu suprême sept ministres, sous lesquels sont rangés vingt-six autres qui se partagent le gouvernement du Monde. Ils les prient d'intercéder pour eux dans leurs besoins, comme étant médiateurs entre l'homme et le Dieu suprême.
Les Sabéens plaçaient entre le Dieu suprême, qu'ils qualifiaient de seigneur des seigneurs, des anges qu'ils appelaient des niédiateurs.
Les insulaires de l'île de Madagascar, outre le Dieu souverain, admettent des intelligences chargées de mouvoir et de gouverner les sphères célestes; d'autres qui ont le département de l'air, des météores; d'autres celui des eaux : celles-là veillent sur les hommes.
Les habitants de Loango ont une multitude d'idoles de Divinités, qui se partagent entre elles l'empire du Monde. Parmi ces dieux ou génies, les uns président aux vents, les autres aux éclairs, d'autres aux récoltes : ceux-ci dominent sur les poissons de la mer et des rivières, ceux-là sur les forêts, etc.
Les peuples de la Celtique admettaient des intelligences que le premier Être avait répandues dans toutes les parties de la matière, pour l'animer et la conduire. Ils unissaient au culte des différentes parties de la Nature et des Éléments, des génies qui étaient censés y avoir leur siège et en avoir la conduite. Ils supposaient, dit Peloutier, que chaque partie du Monde visible était unie à une intelligence invisible qui en était l'âme. La même opinion était répandue chez les Scandinaves.
« De la Divinité suprême, qui est le Monde animé et intelligent, dit Mallet, était émanée, suivant ces peuples, une infinité de Divinités subalternes et de génies, dont chaque partie visible du Monde était le siège et le temple : des intelligences n'y résidaient pas seulement, elles en dirigeaient aussi les opérations. Chaque élément avait son intelligence ou sa Divinité propre. Il y en avait dans la Terre, dans l'Eau, dans le Feu, dans l'Air, dans le Soleil, dans la Lune, dans les Astres. Les arbres, les forêts, les fleuves, les montagnes, les rochers, les vents, la foudre, la tempête, en contenaient aussi, et méritaient par là un culte religieux. »
Les Slaves avaient Koupalou, qui présidait aux productions de la terre; Bog, dieu des eaux. Lado ou Lada présidait à l'amour.
Les Bourkans des Kalmouks résident dans le Monde qu'ils adoptent, et dans les planètes ; d'autres occupent les contrées célestes. Sakji-Mouni habite sur la Terre ; Erlik-Kan aux Enfers, où il règne sur les ames.
Les Kalmouks sont persuadés que l'air est rempli de génies ; ils donnent à ces esprits aériens le nom de Tengri: les uns sont bienfaisants, les autres malfaisants.
Les habitants du Thibet ont leurs Lahes, génies émanés de la substance divine.
En Amérique, les sauvages de l'île de Saint-Domingue reconnaissent, au-dessous du Dieu souverain, d'autres Divinités sous le nom de Zémés, auxquelles on consacrait des idoles dans chaque cabane.
Les Mexicains, les Virginiens, supposaient aussi que le Dieu suprême avait abandonné le gouvernement du Monde à une classe de dieux subalternes. C'est avec ce Monde invisible ou composé d'intelligences cachées dans toutes les parties de la Nature, que les prêtres avaient établi un commerce qui a fait tous les malheurs de l'homme et sa honte. Il reste donc démontré, d'après l'énumération que nous venons de faire des opinions religieuses des différents peuples du Monde, que l'Univers et ses parties ont été adorés, non seulement comme causes, mais encore comme causes vivantes, animées et intelligentes, et que ce dogme n'est pas celui d'un ou de deux peuples, mais que c'est un dogme universellement répandu
par toute la Terre.
Nous avons également vu quelle a été la source de cette opinion : elle est née du dogme d'une âme unique et universelle, ou d'une âme du Monde, souverainement intelligente, disséminée sur tous les points de la matière, où la Nature exerce comme cause quelqu'action importante, ou produit quelqu'effet régulier, soit éternel, soit constamment reproduit.
La grande cause unique ou l'Univers-Dieu se décomposa donc en une foule de causes partielles, qui furent subordonnées à son unité, et qui ont été considérées comme autant de causes vives et intelligentes de la nature de la cause suprême, dont elles sont, ou des parties, ou des émanations.
L'Univers fut donc un dieu unique, composé de l'assemblage d'une foule de dieux qui concouraient comme causes partielles à l'action totale qu'il exerce lui-même, en lui-même et sur lui-même.
Ainsi se forma cette grande administration, une dans sa sagesse et sa force primitive, mais multipliée à l'infini dans ses agents secondaires , appelés
dieux, anges, génies, etc., et avec lesquels on a cru pouvoir traiter comme l'on traitait avec les ministres et les agents des administrations humaines.
C'est ici que commence le culte; car nous n'adressons des vœux et des prières qu'à des êtres capables de nous entendre et de nous exaucer. Ainsi Agamemnon dans Homère, apostrophant le Soleil, lui dit :
« Soleil, qui vois tout et entends tout. »
Ce n'est point ici, une figure poétique; c'est un dogme constamment reçu, et l'on regarda comme impie le premier philosophe qui osa avancer que le Soleil n'était qu'une masse de feu. On sent combien de telles opinions nuisaient aux progrès de la physique, lorsqu'on pouvait expliquer tous les phénomènes de la Nature par la volonté de causes intelligentes qui avaient leur siège dans le lieu où se manifestait l'action de la cause.
Mais si par là l'étude de la physique éprouva de grands obstacles, la poésie y trouva de grandes ressources pour la fiction. Tout fut animé chez elle, comme tout paraissait l'être dans la Nature.
Ce n'est plus la vapeur qui produit le tonnerre,
C'est Jupiter armé pour effrayer la Terre ;
Un orage terrible aux yeux des matelots,
C'est Neptune en courroux qui gourmande les flots, -
Écho n'est plus un son qui dans l'air retentisse,
C'est une Nymphe en pleurs qui se plaint de Narcisse.
BOILEAU, Art poétique, l. III.
Tel fut le langage de la poésie dès la plus haute antiquité; et c'est d'après ces données que nous procéderons à l'explication de la mythologie et des poëmes religieux, dont elle renferme les débris.
Comme les poètes furent les premiers théologiens, c'est aussi d'après la même méthode que nous analyserons toutes les traditions et les légendes sacrées, sous quelque nom que les agens de la nature se trouvent déguisés dans les allégories religieuses, soit que l'on ait supposé les intelligences unies aux corps visibles qu'elles animaient, soit qu'on les en ait séparées par abstraction, et qu'on en ait composé un Monde d'intelligences, placé hors du Monde visible, mais qui fut toujours calqué sur lui et sur ses divisions.
A suivre
Posté par Adriana Evangelizt