Beauté et laideur :
histoire et anthropologie de la forme humaine
par Véronique Nahoum-Grappe
2ème partie
1ère partie

Lignes droites et surfaces rondes : bipolarisation des représentations du corps
Lorsque l’on cite les expressions communes « une vraie femme » ou « un homme, un vrai », il ne s’agit pas de concepts ou de réalités biologiques, mais plutôt de l’image commune de leur présence emblématique, résumée d’un trait esthétique, tendu ou courbe, et construite historiquement. Les notions « banales » trop évidentes, comme la « douceur », la « force », etc. sont agissantes à ce niveau dans une culture donnée, savante et « populaire ». Dans notre recherche, nous utilisons ces notions sans les définir, car leur opacité fait partie de leur efficacité. Et ce sont elles que nous privilégions. Ici la « tension » virile, l’expression esthétique de sa présence est notre premier moment de réflexion.
Si l’on dévisage des ensembles aléatoires de représentations iconographiques produites entre la fin du Moyen Âge et celle du XVIIIe siècle, quel que soit leur niveau de production et de prestige (estampe, sculpture, peinture, etc.), une sorte d’organisation mobile des représentations de la beauté semble s’organiser en fonction de deux pôles repérables : l’esthétique de la ligne droite d’une part, et l’esthétique de l’arrondi d’autre part. Il ne s’agit pas ici d’une « structure » déterminante de l’objet mais d’une lecture souple des postures du corps, – un peu à la façon dont E. Goffman avait « lu » les
images publicitaires dans un article classique. (22)
L’esthétique de la ligne droite et celle de l’arrondi ne sont pas des concepts ou des domaines rigidement définis. Lorsque la plupart des traits, des lignes qui dessinent les formes du corps s’orientent vers une même direction, vers le haut par exemple, ou sont animées d’un même mouvement répété isomorphiquement dans l’ensemble et pour la plupart des détails, une sorte d’atmosphère générale se diffuse, surenchérie par le contenu emblématique et explicite du tableau, et faisant ou non écho avec d’autres types de sources. Une atmosphère de tension redressée, de tenue farouche par exemple, est liée à un ensemble de lignes posturales qui tendent vers la ligne droite plus que vers un mol arrondi. Inversement, un même arrondi, même léger, peut envelopper toute une silhouette, un doigt, une boucle de cheveux, un sourire, et même un regard, il multiplie ainsi sa forme « douce » dans plusieurs dimensions et sur toutes les échelles perceptibles du tableau, et ce presque insensiblement. Ces oppositions ne sont bien sûr pas tranchées, il s’agit d’un jeu de formes plus lié à notre regard qu’à une structure de l’objet. C’est à ce niveau-là que se situe notre étude, qui se veut anthropologique, et non culturelle.
Cette atmosphère ne se décrit qu’en terme d’évidences communes en un premier temps. Rappelons que la présence esthétique du corps se donne à voir de façon complexe et hétérogène dans la production d’images de la fin du Moyen Âge à celle du XVIIIe siècle, et à entendre dans des textes disparates : ce que nous proposons ici n’est qu’une des lectures possibles de ces apparitions : le choix des séquences significatives est aléatoire et mobile, il n’est pas exhaustif, et le modèle proposé ici peut sans cesse bouger.
L’esthétique de la ligne droite concerne surtout le paraître et le devoir être ensituation dans un espace « mondain », si l’on accepte avec nous de définir ce dernier ainsi : est « mondain » tout espace social où les corps sociaux ou individuels se donnent en spectacle à eux-mêmes : une rue, une place publique, un salon, la salle de théâtre autant que la scène, la terrasse du café, le couloir d’une usine, la nef d’une église, la surface de l’image, etc.. Tout espace social peut être mondain si le temps est pris de s’examiner, de se regarder entre soi : temps bref de la perception oblique (d’une demi-seconde à une demi-minute), temps plus long de l’examen visuel. Le temps mondain n’est pas le temps de travail mais il peut s’y intercaler lors des pauses (« lever le nez ») ou lui succéder (le bal).
Par conséquent l’espace-temps mondain n’est pas le fait d’une couche sociale particulière. Tout groupe produit de l’espace mondain et donc ses normes esthétiques du devoir-avoir-l’aird’être, vers quoi le paraître tend, c’est-à-dire la dimension « socialisée » de l’identité. Le « social » tel que nous le définissons ici est donc un ensemble de tensions qui relient le sujet individuel, son corps et son apparence à ce qu’il est socialement et à ce qu’il veut être : les positions économiques, hiérarchiques, politiques (au sens de l’exercice ou non d’un pouvoir quelconque) du sujet, modèlent à son insu et aussi délibérément sa tenue, ses postures, puis l’ensemble de la présence qu’il donne à voir : ce qu’il est, et ce qu’il croit qu’il est, sont les deux niveaux mêlés du geste esthétique, – comme rejeter une casquette en arrière ou poser une main sur la hanche. Il nous semble que plus le sujet se rapproche du « pouvoir » jusqu’à l’exercer et plus son identité sociale est marquée sur sa présence esthétique, plus l’ensemble des lignes qui dessinent son corps et son visage se règlent sur un tracé rigide orienté vers le « haut » : un axe synchronique de la verticalité pourrait ainsi compléter l’histoire diachronique du redressement que G. Vigarello a inaugurée (23). L’iconographie nous montre en général les rois, reines, guerriers, officiers de robe, riches personnage, etc. (relation de proximité avec l’exercice d’un pouvoir quel qu’il soit, politique, économique ou technologique…), gens de métier des deux sexes (identité sociale marquée) debout, inactifs, redressés : ainsi, la ligne de la bouche devient un trait d’une farouche horizontalité ou d’une droite neutralité, celle du menton se tend vers l’avant, les sourcils se déplient sur la page du front et se haussent légèrement comme pour barrer toute expressivité incontrôlée, le ventre se rentre sous l’habit grâce à l’extension de l’usage esthétique du corset pendant cette période. – La silhouette habillée masculine et féminine sera ainsi étranglée en son milieu pendant trois siècles. Notons que notre « esthétique de la ligne droite » est liée à l’histoire du costume (que nous ne pouvons aborder ici) mais la déborde. Le port de tête s’érige vers le haut, comme si le « tiens-toi droit » pédagogique de plus en plus cité au cours de notre période hantait l’image « mondaine » de soi : épaules baissées, dot plat, jarret tendu : seul le torse se bombe vers le haut. L’histoire des civilités est depuis N. Elias une voie en plein défrichage de la recherche historique.
Mais la maîtrise du corps et de la tenue, le tiens-toi droit postural des civilités et sa diffusion pédagogique ne se situent pas au même niveau que ce dont nous parlons ici : la posture du guerrier farouche précède l’acculturation posturale décrite par Elias ; la main sur la hanche et la neutralité expressive du « puissant » ne sont pas plus frappantes à la fin de l’Ancien Régime qu’à celle du Moyen Âge. Inversement, les corps nus et torsadés de l’arrondi ne se redressent pas à la fin de notre période. La logiquesystémique ici en jeu n’est pas cette histoire du contrôle de soi : ou plutôt le « tiens-toi droit » d’Érasme prend lui-même sa source dans un imaginaire ancien de la rectitude morale et de l’esthétique de la « grandeur » : imaginaire qui au-delà des textes et des images, fonde aussi les gestes, les rituels, les formes des costumes, la hauteur des talons, celle des coiffures, etc., et ce sur une longue durée.
Il est évident que la « ligne droite » dont nous parlons ici n’est pas une réalité géométrique, – « le concept ne peut descendre jusqu’aux formes du visage », nous dit Shopenhaner – mais une tendance posturale dont la précision n’est pas liée à l’unité conceptuelle d’une forme : cette ligne droite est un moindre arrondi ici, un cran plus sagement lié là, une boucle plus domestiquée ailleurs dans la tension objectivement mais
millimétriquement perceptible d’un muscle sous la peau, etc..
La rectitude en jeu peut être plus ou moins verticale, plus ou moins déterminée (un front), plus ou moins productrice de tension. Autant de lignes du corps infimes ou enveloppantes qui se dressent, se rigidifient, perdent leurs rondeurs jusque dans l’expression du visage – le roi ne rit pas sur l’image – et induisent un statut social dans une esthétique spécifique où l’ensemble des vecteurs formels sont discrètement (ou caricaturalement) orientés vers le haut : par leurs inclinaisons quelquefois miniaturisées, leurs sens dirigés vers le ciel des valeurs élevées, l’ensemble des lignes du corps vient induire que, oui, cette esthétique-là appartient à un grand, et ce avant même que la lecture des emblèmes, couronnes, costumes luxueux, bijoux, étendards, etc., ne vienne le confirmer jusqu’à l’emphase. Le « ciel » des valeurs élevées est ce lieu
dont Bakthine (24) a mis en place la topique et G. Durand (25) le « régime diurne » : y habitent pêle-mêle la lumière et les lumières (celles de l’âme et de l’esprit, des sciences), les Dieux divers, les anges, les saints et les corps purs qui eux n’ont plus besoin de se redresser puisqu’ils planent déjà là-haut, détendus, les « idéaux » jaillissent aussi vers là-haut, ainsi qu’à l’horizon du vertige, l’extase sainte ; y convergent aussi, en un haut point au-dessus de la ligne d’horizon, les regards des êtres « supérieurs », ces « grands » situés déjà au sommet de l’échelle grimpante des hiérarchies.
L’imaginaire social caractéristique des sociétés anciennes fortement hiérarchisées place en effet en une efficace dérive ceux qui exercent le pouvoir politique au sommet d’une échelle qui n’est pas seulement sociale mais qui est aussi celle des « vraies valeurs », perçues comme telles dans la culture du temps. L’angle aigu du sommet des hiérarchies sociales et politiques est le point terrestre le plus proche du ciel des « vraies valeurs ». Cette irradiante proximité remodèle entièrement le corps du grand situé là-haut. – Un imaginaire social différent, qui ne ferait pas du sommet de la hiérarchie sociale un lieu sacré, sinon mystique, entraînerait sans doute un traitement esthétique différent du corps du grand, moins lumineux, moins travaillé par le rituel, moins charismatique et divin. Mais dans la France de l’Ancien Régime à partir du XVIe siècle, la convergence entre échelle des hiérarchies et échelle des valeurs produit une esthétique spécifique de la « grandeur », faite de redressement, et baignée de lumière.
La couronne et ses joyaux est l’attribut emblématique du rehaussement lumineux. D’une façon plus générale, le « luxe » des joyaux, tissus, ornements, etc., peut être défini comme la tactique de luminosité impliquée par l’esthétique en représentation des « grands ». Une beauté spécifique est le produit de ces tensions verticales, de l’érection vers le sublime ; ce dernier étant, heureux hasard, la niche écologique du corps du Grand. Une beauté obligée des représentations du corps emblématique, faite de haute taille, – la « riche taille » –, de noble maintien, c’est-à-dire de hiératisme inexpressif induit par l’esthétique du redressement, diffuse son modèle dans les textes et représentations dans un imaginaire ancien qui attribue à l’exercice du pouvoir une valeur sacrée. Et si la reine est laide, cette laideur, corrigée et masquée au maximum par la technologie esthétique (pince à épiler, fard, éventail, costume, corset, parures, danse, etc.), sera une norme de beauté.
Le corps féminin qui sert d’argument aux « vraies » valeurs se muscle et se redresse à proportion de l’intensité emblématique en jeu – une « Victoire » ne baisse pas les yeux.
L’esthétique du redressement trouve une image accentuée de sa tendance dans la figure du guerrier : figure masculine, tendue vers le juste combat, les muscles bandés et le menton redressé, le beau guerrier met fièrement la main sur la hanche ou dresse un poing justicier. Lui non plus ne sourit pas avant le combat et sur l’image, la promesse du succès se lit sur son front déterminé et son « air » farouche : sa beauté est une des variantes de l’esthétique du redressement.
Autre variante : lorsqu’un statut identitaire socialisé est l’argument de présentation du corps – métier, « état » quelconque –, la station debout et une posture redressée de présentation de soi, de ce que l’on est sensé devoir être dans son propre univers social, induisent une esthétique du redressement : une forme de beauté corporelle obligée s’instaure en fonction des exigences identitaires que l’organisation du monde social prévoit pour chacun. Ce que l’on appelait au XVIIIe siècle « l’état », ou au XVIe siècle « l’habit » correspond assez bien à ces dernières : l’état, l’habit ne recouvrent pas seulement le rang social ou le métier, mais l’ensemble des déterminants repérables d’un sujet, comme être homme ou femme, adulte ou jeune, veuf ou compagnon, être malade, être « femme de lettres » ou marchand, roi, reine, bouquetière, etc.. Tout état a sa beauté idéale impliquée autant par l’allure, la posture, que par le costume qui reste pourtant l’attribut du paraître le plus explicitement porteur d’identité sociale. Cette beauté « sociale » correspond à une esthétique de la ligne droite, d’un corps debout et retenu. Nous excluons ici toute l’iconographie des gestes du travail, qui relève, dès le XVIIIe siècle, d’un regard ethnologique qui veut voir l’autre hors de l’espace mondain de la présentation de soi. La beauté des corps au travail qui se construira au XIXe siècle, n’aura plus rien à voir avec le hiératisme des images au miroir, faites pour être vues : toute la différence est dans la pause prise ou non, la pause introduit l’espace mondain au sens défini plus haut, le geste du travail en acte y échappe. L’esthétique du corps au travail n’est pas investie de valeur dans la production d’images du corps sous l’Ancien Régime, comme elle le sera aux XIXe et XXe siècles. Même sur les planches de l’Encyclopédie la pause du corps au travail l’emporte sur le geste.
Tout se passe comme si un « état », une identité sociale, quelle qu’elle soit, entraînait un remodelage des formes du corps et du visage, allant dans le sens d’une « dignité », et donc d’un redressement si minime soit-il dans une pause où la contradiction entre ce que l’on est et ce que l’on veut être trouve sa résolution esthétique provisoire. De plus en plus au cours des XVIe-XVIIIe siècles, cette tension de l’identité esthétique relèvera
des normes non écrites implicites – dont la circulation et l’appropriation par le sujet restent encore à élucider.
En effet, les lois somptuaires qui régissaient par écrit les costumes et les couleurs, les dépenses ostentatoires pour chaque statut social tombent petit à petit en désuétude au cours de notre période. Les normes identitaires du « devoir être » et les modèles esthétiques du « paraître » deviennent de plus en plus implicites, quasi anomiques, abandonnées apparemment au choix individuel et à la sphère privée. Ce fait implique deux
conséquences : il favorise l’accélération des modes en Occident d’une part, et d’autre part le type de contrainte en jeu change de statut. Ce qui n’empêche pas les normes esthétiques d’être tout aussi contraignantes sous leur forme de modèles implicites qu’elles l’étaient sous la forme de décrets obligés. La honte esthétique est un sentiment sans doute aussi violent que le remords éthique.
Lorsque Jean-Jacques Rousseau enlève perruque et chemise à dentelle quand il décide de ne plus jouer le jeu du « social » (tel que nous l’avons défini plus haut), il sait quelle révolution dans l’ordre du « monde » il opère : briser le consensus esthétique n’est pas un acte anodin au XVIIIe siècle. L’esthétique de la ligne droite semble plus « virile » que « féminine », elle met en scène un corps socialisé, qui pause à sa place sur les gradins d’une échelle hiérarchisée dressée. Elle relève d’un imaginaire social d’Ancien Régime qui privilégie l’érection verticale de soi vers le haut, le plus loin possible du « bas ». Le « bas » : fait de matière, de terre, de réalités organiques possiblement immondes, de péché, d’entrailles fumantes, d’esclavage courbé, de fronts courts et surbaissés, de grossièreté des poignets et des chevilles, de bosses, de trous, de taches. « Il me paraît que les hommes grossiers, de mœurs viles, et de peu d’esprit, méritent non point un organisme aussi subtil ni une aussi grande variété de rouages que ceux qui sont doués d’idées et d’une grande intelligence, mais un simple sac où leur nourriture entrerait et sortirait. En vérité on doit les assimiler à un canal d’alimentation, car il ne semble point qu’ils aient rien de commun avec l’espèce humaine, hormis le langage et l’apparence, et pour tout le reste ils sont fort au-dessous des bêtes. »
Léonard nous donne ici la forme esthétique du matériau humain « grossier », un sac qui est un ventre, une perte en subtilité et finesse. La « grossièreté » est une faute esthétique et éthique, elle est aussi un défaut de spiritualité et un excès d’appétit corporel, un manque de civilité et de correction des êtres bas, mal finis par une nature pressée aux membres forcément « lourds », et donc au corps imparfait.
La noirceur s’accentue avec la chute : une multitude de « petits » qui sont des êtres d’autant moins lumineux grouille alors, plutôt bruns et « basanés », le visage taché, maculé comme possiblement leur âme, jusqu’à la crasse du pauvre, « figure hideuse » – la pauvreté, figure hideuse », l’expression se rencontre dans une des notices de Léonard qui décrit le projet d’un tableau –, qui brouille toute lumière et toute différence entre lui et la matière terreuse et informe qui constitue le fond de ce « bas ». Au bas de l’échelle le pire et le laid se rencontrent dans l’image esthétique de la noirceur qui permet de glisser du statut économique (pauvreté, misère) à la « valeur éthique » (âme basse, tache-péché), d’où la chute vers un autre « bas », celui qui se tapit au fond de leur propre corps, sous forme de bas appétits qui les font tomber encore « plus bas », êtres bestiaux pire que les bêtes à quatre pattes ou rampants qui finiront par dévorer avec la terre terreuse, celle qui est noire et sale, leur carcasse corporelle au comble de la laideur et de la chute, entraille fumante rongée par les « bêtes », âme noire perdue au fond de l’enfer. La laideur ici inscrit son registre et joue sur les deux tableaux de l’éthique et du social. Percevoir la maladie et la misère comme punition d’une noirceur éthique est une tendance permanente des textes normatifs, et pas seulement religieux, sous l’Ancien Régime. Le réalisme grotesque que décrit Bakthine comme culture des valeurs du bas, faites d’un rapport au temps, à la matière, au corps, aux appétits, à la mort, à la vie, etc., complètement différent, serait à étudier ici dans sa production esthétique spécifique. Nous avons choisi ici d’opposer plutôt deux esthétiques que de mettre en scène la laideur. Mais il fallait rapidement désigner ce contre quoi, ce sur quoi se dresse l’esthétique de la tension verticale.
L’esthétique de l’arrondi
La femme : « … que tous ses mouvements et ses actions soient représentés de manière telle qu’on n’y perçoive rien qui tienne de l’homme ; mais que conformément à son élément primitif qui est le cercle, elle soit entièrement ronde, délicate et souple et entièrement opposée à la forme robuste et virile », écrit Rubens. Buffon aussi avait défini le corps féminin par l’arrondi. La présence esthétique du féminin est pensée en opposition à celle du masculin. « Mais surtout il me semble que dans ses manières, paroles, gestes, maintien, la femme doit être très différente de l’homme parce que comme il convient à l’homme de montrer une certaine virilité (virilita) solide et ferme ainsi est-il bien séant à la femme d’avoir une tendreté molle et délicate, avec une manière de douceur féminine dans chaque mouvement qui dans l’aller, l’être, le dire, ce qui convient, la fait paraître femme sans aucune similitude d’homme… » De nombreux textes normatifs différencient l’esthétique masculine de celle des femmes entre les XVIe et XVIIIe siècles. Le devoir être féminin se traduit par une esthétique spécifique, que nous avons appelée celle de l’arrondi. Ce qui ne signifie pas que les hommes en soient absents, surtout les jeunes éphèbes, ni les enfants ronds, et ce qui ne signifie pas que toutes les représentations du féminin soient contraintes par cette esthétique de l’arrondi. Il s’agit ici d’un modèle identitaire relativement vide de contenu, qui fixe dans un signe formel la courbe, une présence au monde, celle du féminin.
Le corps dressé est souvent, pas toujours, habillé, ce qui tend à renforcer l’indicateur statutaire ; il est souvent masculin, – pas toujours, les reines offrent un exemple choisi d’esthétique de la verticalité. Il est souvent debout, ou sur un cheval, sur un socle : une main sur la hanche témoigne souvent de sa tranquille assurance, enfin une psychologie est induite de ce type de présence esthétique : un masque fier sinon farouche, une tension grave sinon magnanime. À l’autre pôle, la courbe légère d’un sourire possible sinon dessiné, le port de tête incliné par un arrondi plus ou moins accentué, la nudité plus fréquente partielle ou totale, mettent en évidence les arrondis du corps, ceux des gestes et des postures. Même debout la torsion du corps, son déhanchement multiplient les lignes en « S » : ventre en avant, ligne placidement courbe d’un dos plein, bras et doigts emprisonnant un espace courbe. Mais le plus souvent l’esthétique ici en cause offre une représentation d’un corps assis ou couché : les lignes mouvantes des arrondis
sont plutôt orientées horizontalement, les paupières sont plus souvent baissées ici et la détente « molle » sans l’ombre d’un muscle semble définir les gestes du beau corps féminin dénudé, objet dont la présence récurrente dans la production d’images et d’écrits dans notre culture interroge l’anthropologue.
C’est lui qui est l’objet central de l’esthétique de l’arrondi, – mais pas seulement : le beau jeune homme dénudé est présent. Le décor est important : souvent une nature apprivoisée faite de raisins, d’herbe ronde, d’arbres aux branches torsadées, d’animaux adoucis, d’enfants aux courbes pleines, des voiles précieux agités souplement, ou bien un intérieur fait de tissus soyeux et satinés, de sophas moelleux, souvent l’eau sous forme de source, de mer, dans un bain, une cruche, un étang, etc. ; il intervient dans la niche écologique de La belle Femme. L’eau : la fin de toute tension verticale dans un flux de mobilités invisibles sur le plat horizontal d’une lumière, ou tumultueusement évidentes dans les vagues. Le tracé des épaules et de la poitrine, du ventre – qui nu reste rond jusqu’au XXe siècle dans les représentations –, et des hanches, porte à son comble l’esthétique féminine de l’arrondi, structure lisse, pleine, immaculée, lumineuse : l’arrondi renvoie la lumière dans un éclat. Le blanc de la peau, sans cesse cité dans les sources comme norme de beauté féminine pendant toute la période, est ici enrichi d’une forme qui le fait s’animer : la rondeur induite par cet arrondi plus ou moins accentué, courbe d’une joue, d’un sourire, d’un bras embrassant le vide, et de cette détente infinie des sphères superposées, une qualité psychologique apparaît comme un équivalent affectif de ce qu’est au plan formel l’arrondi : la « douceur », citée comme norme de beauté féminine positive dans les textes (avec la grâce, la chasteté, la vertu… la joie aussi). Cette « douceur », dont l’effet harmonieux s’adresse à tous les sens, une voix peut être douce, l’expression d’un visage, la courbe d’une joue, le sourire peut aussi être
« doux », et la peau. Cette dernière douceur se touche, ou plutôt s’imagine, comme se goûte en imagination le miel, doux, sucre de paroles délicieuses ; ainsi, par le biais de la dérive d’un arrondi, les sens les plus « grossiers » deviennent les plus abstraitement travaillés par la perception esthétique, la douceur fait partie du corps esthétique qui déborde et enveloppe le « physique » de son ensemble formel de vibrations presque invisibles, auréoles, boucles d’or, mousse d’une gaze, or pur, et presque dans le même état de la matière, bonté, charme, grâce, etc.. Autant de qualités dont l’arrondi s’accentue dans des mouvements – la grâce, le charme par exemple –, ou bien s’assagit dans une pause – la vertu, la chasteté : la belle femme est toujours autre chose que belle. Avec le rond/doux s’effectue un résumé graphique, esthétique, psychologique et moral, du « féminin » emblématique, ou plutôt de l’une de ses dimensions.
L’esthétique de l’arrondi est liée d’une part à un déni du « social » : qui est cette belle femme nue allongée ici ? La nudité et la beauté brouillent les hiérarchies trop évidentes
dans l’esthétique de l’arrondi. Une nature sophistiquée, ou une atmosphère « intime », la toilette, le lit, servent le plus souvent de décor ici et accentuent cette distance au « monde ».
Néanmoins, les bijoux et les boucles arrangées disent suffisamment le confort et le luxe de cette nature apprivoisée. – Un cadre intime et « naturel », entre la chambre et le bain, a souvent été inventé par les femmes brillantes des sociétés mondaines parisiennes des XVIIe et XVIIIe siècles pour mieux recevoir et « apparaître » : la « ruelle », ou la « seconde toilette ».
L’artifice de cette nature apprivoisée comme parure du beau corps « féminin » peut s’opposer au « naturel » viril et barbu du guerrier qui ne prend pas soin de son esthétique, trop occupé par les « vraies valeurs » du politique.
Entre la fin du Moyen Âge et celle du XVIIIe siècle, même si la palette des couleurs et la ligne des formes se diversifient, ce modèle d’une esthétique de l’arrondi est à l’œuvre dans la culture occidentale lorsqu’il s’agit de représenter la Belle Femme (ou le beau jeune homme). La blancheur nue lumineuse et sphérique, diffusant une placide douceur, enveloppée de cheveux, – toujours blonds dans les textes et les images canoniques de la « beauté » jusqu’à la fin du XVIIe siècle –, cheveux bouclés – frisés comme une mousse vibrante au XVIe siècle –, et parachevée par des extrémités délicates, ourlées, aux arrondis miniaturisés – oreilles, doigts des pieds, des mains, ligne des sourcils – constitue la substance du beau corps féminin dès qu’il est en représentation dans l’univers atopique de l’arrondi. « Ce sont les extrémités qui confèrent de la grâce à toute chose ou les en prive », peut-on lire dans les Carnets de Léonard. Un corps aux courbes convexes, qui pèse de tout son poids de douceur tout simplement sur terre à côté de l’échelle en question plus haut. – Une beauté aux courbes
en creux, musculeuse et bronzée, changera le modèle occidental dans la seconde partie du XXe siècle : si dans la société d’abondance s’installe une esthétique de la pénurie depuis les années cinquante, on peut supposer sans jamais pouvoir vérifier une hypothèse aussi mécaniste qu’une esthétique de l’abondance s’installe en normes dans les sociétés de pénurie. Ce modèle de la belle femme installée dans un espace qui dénie le monde social et dont le beau corps est au centre du tableau a une relation particulière avec non plus ici le « bas » que fuyait l’esthétique de la verticalité, mais la mort qui danse tout près d’elle, à travers le miroir. Textes et images sont nombreux qui, entre les XVe et XVIIe siècles, mettent en couple l’une et l’autre, le beau corps jeune et rond et le tranchant gris de la faux, l’orbite creuse et l’os du doigt en forme de griffe au plus près d’une vapeur moussue de boucles blondes. La vieillesse est moins menacée par la mort que la belle jeune femme sur l’image. – La mise en perspective d’« Éros et Thanathos » quatre siècles plus tard par Freud dans sa dernière topique trouve sa place aussi dans une organisation ancienne des images. La beauté féminine est depuis la fin du Moyen Âge la face claire et emblématique de ce qu’il y a de plus fugace et d’illusoire dans l’insensé plaisir éventuel de vivre, avec, côté pile, un envers noir.
La beauté ? Un rayonnement d’une déchirante fragilité dans un monde où la mort du corps est le spectacle salutaire de la vérité. La simple présence esthétique de cette beauté met en jeu la menace terrible et irrépressible de son contraire : la belle femme nue et parée, son corps rond et lumineux, est proche de la mort, du corps visible de la mort, « figure hideuse », – vieille femme musculeuse et édentée, ou squelette ricanant. L’usure avant la mort du beau corps l’anéantit une première fois en tant que beau. Notons que la vieillesse féminine est liée à une double perte identitaire, celle de sa beauté et celle de sa féminité, elle rejoint le genre homo, neutre… Puis un deuxième néant vient réaliser le pire : la mort du corps, l’identification finale de la beauté avec son seul vrai partenaire : le squelette qui l’enlaçait sans qu’elle le sache. Enfin un troisième anéantissement se produit autour de la beauté : celui qui perd l’âme de l’autre, l’homme menacé par le simple spectacle du beau corps, et qui sera toujours éclipsé au bout du compte par ce qui aurait dû le prévenir, une lueur inquiétante tout près de la beauté, un signe mortel, une préférence terrible. Dans notre culture, le vrai partenaire de la Belle Femme éclatante et nue n’est pas son amant masculin qu’elle perd, mais la mort qui la frôle et qui seule la possèdera vraiment. L’implacable arrondi, le masque de douceur du féminin attirent et repoussent hors de la surface des choses un homme occidental sûr de la tromperie.
22. E. Goffman, « La ritualisation de la féminité », in Actes de la Recherche en Sciences Sociales 14 avril 1977.
23. G. Vigarello, Le corps redressé, P., Delarge, 1978.
24. M. Bakthine, L’œuvre de F. Rabelai, et la culture populaire au Moyen Âge et sous la
Renaissance, Gallimard, 1970.
25. G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Bordas, 1969.
Posté par Adriana Evangelizt