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2 août 2005 2 02 /08 /août /2005 00:00

UN TEXTE INÉDIT DU PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE 2004



LE MOT DEGUISE EN CHAIR

 

par Elfriede JELINEK

Faut-il se mettre en colère face au besoin de tant de gens d’avoir un dieu, ou prendre la fuite devant le danger ? Quelle éducation humaine peut éviter le sang des martyrs ? Pourquoi ces « sacrificateurs » croient-ils que leur personne est la chose la plus précieuse qu’ils puissent offrir à leur Dieu ? Et quelles sont ces « promesses d’éternelle récompense » qui les réconfortent ? De quoi doivent-ils se protéger ? Pourquoi cette envie de punitions et de récompenses, si c’est pour entrer au paradis juste après sans avoir eu besoin de contribuer aux merveilles de ce paradis qui se présente comme une table bien mise – en fait, ils craignent de revenir sur terre. Bien entendu, on leur a dit que ce n’était possible qu’à condition d’oublier qu’ils y avaient été. Donc, à quoi bon ? On préfère alors s’installer au paradis des vierges qui ne sont peut-être que des raisins blancs (1).

Je ne fais pas jaillir du sang, seulement des mots. Mais qui en a besoin, si contemporains qu’ils s’efforcent d’être, qui donc en a besoin ? J’ai fignolé, j’ai tout fait pour que les mots s’améliorent, pour qu’ils aient droit de cité. Tout cela pour qu’ils soient oubliés, même par moi. Je ne peux me projeter dans l’éternité pour me convaincre que tout ce que je « dois oublier » aujourd’hui ne sera pas « oublié pour toujours », comme dit Lessing dans le livre généalogique des hommes (2). A quoi servent ces armées entières qui viennent à ma rencontre mais qui courent en sens inverse et me rouleraient dessus sans crier gare ? Dans quelle direction dois-je souffler mes mots quand d’autres ne demandent qu’à mourir poussés par un instinct de vérité et non d’un vide intérieur – poussés, en fait, par le manque d’instinct ou une sorte d’excès d’honneur ou quelque chose de ce genre, dans le seul but de se débarrasser de leur vie ?

Moi, par exemple, je n’ai même pas de but. Disons qu’il m’est déjà arrivé de croire à un but en écrivant, non pas pour laisser une certaine impression ou pour éduquer le genre humain – j’ai eu assez d’éducation dans ma vie, et elle m’a fait si peu de bien que je ne voudrais pas en encombrer d’autres, comme avec un costume sur mesure qui ne sied pas bien à l’homme et ne le grandit guère, peu importe de quoi le genre humain est submergé tous les jours et avec quel matraquage. Non, même l’arrosage intensif ne sert à rien. J’aurais dû prendre les mesures avant, mais les êtres humains sont souvent si terriblement démesurés.

***

Il est vrai que souvent ils ne sont pas faits pour ma mesure, qui n’est pourtant pas démesurée. Elle rentre parfaitement dans la reliure d’un livre. Les gens veulent s’adapter à des mesures de plus en plus grandes dans lesquelles ils gigotent alors nerveusement – à quoi bon se seraient-ils gonflés autant ? – sans atteindre les limites, sans même les trouver. Ils ont aussi oublié de bien mesurer les êtres humains qu’ils tuent ou qu’ils veulent tuer, pour ne pas tuer les mauvais avec une fausse mesure et en quantité démesurée. Cela leur est égal. Pourvu qu’ils soient nombreux ! Pour leur cause, ils se mettent à déchiqueter la chair et les os d’autres hommes tout en croyant que c’est un honneur de payer avec leur propre vie. La chair pour la chair, la chair contre la chair. Contre cela, les lunettes. Le livre. Il paraît que ce sont là les derniers mots de Heiner Müller.

***

Pendant longtemps je me souciais de ce que j’écrivais, pour qui et pourquoi. Maintenant ça m’est devenu égal. Ecrire n’a pas eu de conséquences, le prétendu engagement non plus, sauf peut-être pour moi-même. Maintenant je m’en fiche, car quoi qu’on dise cela ne sert à rien. Je continue à dire des choses, mais j’ai compris que ceux qui m’écoutent m’écouteront par hasard. Et cela non plus n’a pas d’importance. Car il ne s’agit pas de savoir pour qui et pourquoi on écrit. Au contraire. Ce que l’on dit ne doit pas avoir d’effet, il faut volontairement renoncer – totalement renoncer – à l’efficacité, à tout pouvoir d’influence. Personne ne doit s’agenouiller devant personne, encore moins devant moi. Moi non plus, je ne me mets à genoux devant personne, je suis tout au plus allongée calmement sur mon lit, à mes côtés d’autres élèves, plus ou moins bons, qui lisent également et ne font rien d’autre, devenant ainsi d’éternels élèves du cours élémentaire, une condition qu’ils devraient d’ailleurs dépasser.

Non, nous n’avons pas le temps pour la chair maintenant, bien qu’on soit déjà au lit, ce qui est pratique. Nous refusons par principe la chair humaine, bien qu’il soit intéressant de la regarder. Il y a là quelqu’un qui est pendu et qui saigne, ça peut être intéressant, supposons-nous, moi et mes coélèves. On en a même tiré un film à suspense dernièrement (3) ! Remarquons-nous déjà cette chair qui dépasse le livre et qui nous intéresse sous toutes ses formes ? La chair de Dieu, du martyr crucifié ?

Non, nous ne nous agenouillons pas non plus devant une doctrine. La parole de Dieu, peu importe le Dieu, est devenue si connue qu’elle est à nouveau oubliée. Cette parole a fait son temps, elle a eu sa chance. C’est fini, maintenant. Elle ne nous a même pas effleurés. Ce sont la chair ou l’image qui l’ont emporté, le mot ne peut sortir vainqueur, quelle que soit la célébrité atteinte, depuis qu’on l’a vu ou entendu pour la dernière fois.

Idem pour la parole écrite dans le Coran qui « à chaque page ébranle le bons sens », comme polémique Voltaire. L’imaginaire est chauffé à blanc dans le four charnel, jusqu’à ce que l’on croie n’importe quoi et que l’on fasse ce qui a été impossible jusqu’à présent. Après l’avoir bien inspecté, Lessing retourne alors tout cela pour voir si l’envers est aussi présentable. Et tout d’un coup l’islam devient la religion la plus raisonnable et le christianisme une doctrine qui fait croire les choses les plus déraisonnables. Peu importe ce qu’on croit pour avoir raison, je piétine tout cela et le laisse sans premier secours. Je n’en ai que faire. Une de ces religions a besoin de miracles pour faire croire – et pour que d’autres croient – en elle ; l’autre s’en passe, elle n’a pas besoin de faire croire à l’inintelligible par d’autres faits inintelligibles. Elle diffuse des doctrines contenues dans un livre, ça lui suffit. Mais malheureusement certains ne se contentent pas de lunettes, du livre et pas davantage de « Lumières » – qu’ils jugent insuffisants.

***

L’Ancien Testament, le Nouveau Testament, le Coran, pas de livre du tout, mes quelques pauvres livres à moi, ceux-ci, heureusement, ne représentant même pas la lie sur les ondulations de l’étang de mon jardin. Lorsqu’un orage approche, il n’a pas de drapeau, il survient tout simplement, on n’y peut rien. Où sont les enfants qui lisent maintenant les livres élémentaires, où sont les enfants de l’humanité pour lire les livres de l’humanité (heureusement, ce ne sont pas les miens !), qui croient les comprendre, qui croient en avoir besoin ? L’Ancien Testament est le livre de l’enfance, le livre du cours élémentaire, le bon élément pour le petit enfant, mais avec l’enfant doit prendre ses distances, dit Lessing. Qui peut savoir comment il doit évoluer ? S’il évolue, c’est pour arriver chez lui, et il n’a toujours rien d’autre à perdre que lui-même et rien d’autre à rater que l’éternité. Presque personne ne peut penser plus loin que le jet d’une pierre, pas plus que l’enfant qui grandit aujourd’hui quelque part dans le monde. A peine grandi, il lance déjà la pierre. D’autres qui entourent leur corps d’explosifs pensent d’autant plus loin ; ils pensent plus loin que ne peuvent voler leurs propres morceaux de chair et ceux des autres ; ils pensent au Tout dans sa Totalité. Ils sont prêts, à tout moment, à entrer dans l’ici-bas pour accéder à l’éternité.

J’adore les calembours. Vous ne pouvez rien contre cela, je vous le dis tout de suite, avec moi, il faut en passer par là ! Car les calembours vous font rapidement perdre votre efficacité, et c’est finalement ce que je veux. De toute façon il vaut mieux écrire que faire. Vous n’arriverez pas à me faire renoncer à mes blagues stupides, à mes bons mots désabusés, même en employant la force – bon, peut-être avec la force. Lorsque je veux dire quelque chose, je le dis comme je veux. Je veux au moins avoir cette gratification-là, même si je ne récolte rien d’autre, même si je n’ai plus aucun écho.

***

Chaque livre élémentaire est adapté à un âge, dit Lessing. Il s’agit donc d’y mettre plus que ce que l’enfant peut absorber, le maximum. Autrefois, on s’est d’ailleurs servi de presses d’imprimerie qu’on n’utilise plus que pour des livres particulièrement beaux. L’enfant doit être serré comme une botte de foin pour qu’il puisse atteindre Dieu. On le bourre de secrets dont personne ne possède la clé. Comment Lessing appelle-t-il encore l’intelligence de l’enfant ? Mesquine, alambiquée, vétilleuse. Bien dit ! Cela le rend mystérieux, superstitieux, plein de mépris envers tout ce qui est intelligible et facile. Le rabbin éduque ses enfants avec l’écriture, il bourre ces enfants du genre humain avec tout ce qu’ils peuvent absorber. Le caractère du peuple ainsi éduqué devient exactement semblable à ce qui entre dans l’écriture, et ce qui en sort aussi, mais cela reste de l’écriture. Cela reste cette écriture merveilleuse, qui ne porte pas à conséquence, qu’on peut suivre, ou non. Ne suivez pas la mienne, restez en arrière ! Ne m’approchez pas trop !

L’écriture peut fustiger, agiter, enfoncer, mais elle ne peut pas tuer et ne peut pas être tuée. Elle peut être raisonnable, mais néanmoins provoquer la plus grande bêtise, justement là où elle est le plus raisonnable. Tout est possible. La doctrine peut rendre un enfant intelligent, parce qu’il croit aux miracles, et ainsi, au fond, rien ne peut lui arriver. Malheureusement, une autre doctrine peut rendre un autre enfant stupide, parce qu’il ne croit pas aux miracles, et, ainsi, tout peut lui arriver. Il peut tout faire à tous les autres. La patrie peut tuer, la science peut tuer, la guerre le peut évidemment depuis longtemps. Même Jésus a été tué, pour que d’autres, en son nom, puissent encore tuer.

Mais l’écriture en tant qu’écriture ne tue personne. Intelligence et vérité, oui, je crois bien que les mots nous sont nécessaires, car celui qui s’arrête de parler assassine peut-être juste après. Il faut donc un meilleur pédagogue pour enfin arracher « le livre élémentaire épuisé » aux mains de l’enfant. Le Christ est venu et même lui s’est mis à déchirer. Le rideau du Temple s’est déchiré, Jésus a déchiré aussi, littéralement, et une nouvelle ère d’immortalité a commencé, mais une immortalité pour laquelle il fallait d’abord mourir. Impossible de faire le contraire, ça ne donne même pas une chaussure, un morceau de pied déchiqueté qui dépasse, la chaussure gisant sur le sol. Donc le Christ est venu, et si vous voulez savoir, je n’aurais pas voulu être à sa place. Il vaut mille fois mieux rester sans écho et sans écoute que de devenir un Christ ! Enfant, il a révélé des vérités, mais l’enfance est finie, maintenant Dieu s’ouvre lui-même, on lui ouvre un côté pour voir ce que contient la chair humaine : du sang. Et, quand elle est morte, du sang et de l’eau.

Lorsque j’étais enfant, Dieu m’a souvent parlé, et longtemps je craignais même d’être stigmatisée, tellement j’ai cru à tout ce que j’ai entendu de lui. « Qu’est-ce qui fait que tous les philosophes confondent leurs convictions avec la vérité ? Leur supériorité, leur intelligence pratique ? », demande Nietzsche. Je ne sais pas. Mais j’ai comme une petite idée sur cette arrogance que j’avais aussi autrefois, même si je n’ai jamais pu être philosophe. De toute façon, cette place ne convient pas à une femme, il y a des courants d’air, plus on pense, moins on devient attirante. Alors la femme – qui n’est que chair et donc particulièrement périssable – commence tout de suite à coller un poème dans l’album de poésie, pour qu’il y ait moins de courants d’air. Car la femme a un côté pratique. Autrefois, elle a volontiers renoncé à tout pouvoir. Mais, maintenant, la femme aussi se fait exploser pour sa cause, pour qu’il y ait le plus grand nombre de morts possible. C’est horrible. Je peux le dire seulement comme je le sens, et j’aime beaucoup le mot horreur, toutefois je le préfère dans des histoires qui font frissonner, pas dans la réalité. Malheureusement, la réalité n’est pas une histoire à frissons, elle devient Histoire.

Pour ce qui est du frisson, d’autres le provoquent, pas les poètes qui ont écrit du mieux qu’ils pouvaient, mais cela ne leur a pas suffi. Moi, ça me suffit. Je voulais prendre quelque chose pour la vérité, et le dire au plus grand nombre. L’envie d’un peu plus de justice, je crois bien qu’il était là, mon premier élan, mais en Autriche où je vis, ce qui compte davantage ce sont les élans [NdT : traces] qui s’inscrivent dans la neige (et la neige fraîche les recouvre tout en favorisant le tourisme et en effaçant tout). Cette « écriture »-là y a toujours plus compté que tout ce que l’on pourrait « fixer » sur le papier – c’est ridicule, on dit « bannir » en allemand, car ce qu’on « bannit » prétendument sur le papier a souvent conduit à la mise au ban dans ce pays, alors il vaut mieux ne rien dire.

On me l’a souvent conseillé. Gentiment, s’entend. Maintenant, je ne veux plus essayer d’avoir de l’effet. Non, je tricote et je n’ai pas d’effet, je ne peux pas faire des miracles. Si ce martyr sur la croix n’y est pas arrivé avec tout son corps, alors comment puis-je y arriver avec mon ridicule « bannissement sur le papier » ? Ou bien est-ce que je fais passer pour un bannissement incontournable ce qui n’était en fait que l’amour du papier ? N’ai-je pas, tout simplement, aimé faire quelque chose, parce que je ne savais rien faire d’autre ? Et n’ai-je pas amplifié ce que j’ai fait, afin de pouvoir le faire passer, avec vantardise, pour une obligation d’éduquer le genre humain, ne l’ai-je pas grandi jusqu’à ce qu’il ne tienne plus debout tout seul, parce que la pesanteur le fait retomber à sa place, par terre, même si ce n’est pas le terrain des réalités, réalités que je ne connais malheureusement pas personnellement, parce que je ne connais rien, et que je ne sors que rarement pour connaître quelqu’un. Est-ce un avantage de se mentir à soi-même, en se persuadant qu’on poursuit un grand objectif avec ce que l’on fait, et en quoi le pathos de ce mensonge envers soi-même se distingue-t-il du pathos de la conviction, demanderait Nietzsche.

Je produis moi-même. Imaginez cela ! Je n’ai produit personne d’autre. Je ne me suis même pas produite moi-même, Je ne veux rien produire qui puisse aller au-delà de moi-même. Mais j’entretiens quand même une petite manufacture, vous n’imaginez pas à quel point elle est minuscule ! Elle ne lance rien, elle ne tire pas, elle ne fait rien sauter, peut-être offense-t-elle, mais elle marche, c’est sain. J’utilise des idées pour me fabriquer mon propre dieu ou n’importe quoi d’autre, la nature par exemple, peu importe les idées que je me fais, en tout cas, c’est moi qui les fais. Et si vous voulez savoir de quoi je peux me faire une idée, vous n’avez qu’à lire, rien de plus.

(Traduction de Brigitte Pätzold.)

(1) NDLR. Le terme de « houris » qui figure dans le Coran et qui désigne les vierges est traduit par certains spécialistes de la langue de l’époque par « raisins blancs ».

(2) NdT. Gotthold Ephraim Lessing (1729-1781), auteur notamment de Nathan le Sage (1779).

(3) NdT. L’auteure fait allusion à La Passion du Christ, film de Mel Gibson (mars 2004).

 Lire : La « scandaleuse » de Vienne

Sources : MONDE DIPLOMATIQUE

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