Pas de pitié pour les hérétiques
Par Anne Brenon
Après la croisade victorieuse contre les cathares, pourquoi s'arrêter en si bon chemin? Le Saint-Siège tient enfin l'arme absolue pour éradiquer "les forces du mal" : la Sainte Inquisition. Tortures et bûchers se multiplient, avec les dominicains aux commandes.
Le XIe siècle, temps de l'éclatement féodal, est aussi celui où monte une force centralisatrice nouvelle : la papauté. Par la réforme grégorienne, elle s'affranchit de la tutelle impériale, fait éclater l'étroit domaine italien où elle était confinée et bientôt affirme son pouvoir, sorte de monarchie pontificale s'élevant au-dessus des royautés européennes en cours de cristallisation. C'est l'idéal de la théocratie pontificale : dominant les souverains laïques, le pape, « vicaire de Jésus-Christ », pose son autorité de droit divin sur le monde, défini comme la chrétienté. En même temps, cette chrétienté a pour devoir de s'opposer au règne ténébreux des forces du mal qui l'assiègent et peu à peu s'incarnent : infidèles sarrasins, schismatiques grecs et, en son coeur même, hérétiques.
De la dénonciation de l'hérésie vers l'an mil à l'établissement de l'Inquisition dans les années 1230, une même logique est en marche, au nom d'une idéologie du grand combat, et du slogan « Dieu le veut » ; les deux fers de lance successifs de cette théocratie militante sont, au XIIe siècle, l'ordre cistercien, dont l'influence aboutira dans la croisade contre les albigeois puis, au XIIIe, l'ordre dominicain, maître d'oeuvre de l'Inquisition.
Au XIe siècle, lorsque l'Eglise commence à dénoncer les hérétiques, elle les fait comparaître devant ses cours épiscopales mais, hésitant sur la conduite à tenir, les désigne en fait à la fureur populaire : accusés d'actes de débauche et de sorcellerie, voire de manger les petits enfants, les exclus sont souvent lynchés par la foule. Au coeur du XIIe siècle, une évolution déterminante se dessine : à Liège, en 1135, les hérétiques sont encore enlevés par la foule. Mais en 1163, à Cologne, cathares et « archicathares » sont brûlés sur ordre de l'inquisition épiscopale. Les autorités religieuses se dotent d'un véritable arsenal juridique de répression, dont la base est le tribunal ordinaire de chaque évêque en son diocèse. Désormais, les hérétiques sont systématiquement recherchés, poursuivis, condamnés. Conciles et décrétales organisent cette inquisition épiscopale et coordonnent les premières mesures antihérétiques à l'échelle européenne, les pouvoirs séculiers devant épauler la répression religieuse.
En 1199, le nouveau pape, Innocent III, champion de la théocratie pontificale et grand juriste, assimile l'hérésie au crime le plus absolu qui se puisse concevoir : celui de lèse-majesté envers Dieu. Les hérétiques sont donc passibles des peines prévues par le droit romain pour crime de haute trahison. L'hérésie n'est plus seulement une erreur ou un péché, elle est un crime.
En Languedoc, dans les comtés de Toulouse et de Foix ou dans les vicomtés Trencavel d'Albi, Carcassonne et Béziers, l'hérésie est ouvertement protégée par les pouvoirs séculiers, seigneurs vassaux des comtes ; le rapport des forces n'y permet donc pas les vagues de répression qui flambent en France et en Germanie. La croisade contre les albigeois (1209-1229) renverse le rapport des forces. La guerre de Rome et de Cîteaux contre les princes méridionaux coupables de protéger l'hérésie aboutit, en vingt ans, grâce à l'intervention du roi de France Louis VIII, à l'élimination de la dynastie Trencavel et des lignages acquis au catharisme, ainsi qu'à la soumission du comte de Toulouse. Désormais, la papauté a les mains libres pour agir.
Sur le plan de la répression religieuse, malgré les grands bûchers collectifs, la croisade a été un échec. Lorsque, en 1229, le comte de Toulouse capitule, l'Eglise cathare, qui passe dans une clandestinité définitive, est encore nombreuse et structurée. Pour le pape et le roi, il s'agit désormais de réconcilier à la foi catholique les comtés méridionaux militairement pacifiés et rattachés à la couronne, tout en exterminant définitivement l'hérésie. Le concile de Toulouse, dès novembre 1229, est le premier acte d'un organisme répressif doté de grands moyens ; parmi ceux-ci, la fondation à Toulouse même d'une université de combat, confiée à des docteurs dominicains. Leurs méthodes musclées préfigurent celles de l'Inquisition, alors en germe.
L'Inquisition se rode en France et en Germanie, où les sanglantes campagnes de Conrad de Marbourg et de Robert le Bougre soulèvent scandale et horreur. Dès 1233, elle est étendue à l'ensemble de la chrétienté, comme un solide maillage de l'autorité du Saint-Siège, par-dessus les pouvoirs locaux des évêques et des juridictions coutumières. A commencer par l'Occitanie militairement vaincue.
L'Inquisition est désormais l'exclusive instance juridique ayant à connaître du crime d'hérésie. Elle supplante la justice des évêques, trop directement liée aux populations locales. Elle fonctionne comme une juridiction d'exception, sans appel, sur délégation directe du pouvoir pontifical, les inquisiteurs ne relevant que du pape.
Les crises jalonnent l'histoire de cette première bureaucratie moderne d'enquête : l'hostilité des évêques à son égard est récurrente. Durant certaines périodes, comme à Carcassonne en 1250, ils parviennent à récupérer au profit de leur ordinaire la juridiction inquisitoriale. Les révoltes populaires sont plus violentes. En 1235, Toulouse, unie derrière ses capitouls, chasse hors de ses murs tous les dominicains, couvent et évêque. En mai 1242, deux inquisiteurs sont exécutés à Avignonnet, en Lauragais, avec toute leur suite de notaires et de soldats, par un commando venu de Montségur. Les registres des dépositions, lourds de délations et d'angoisse, sont déchirés dans la joie et les villageois peuvent croire un temps que « le pays sera libéré ». Bien entendu, l'embellie ne dure guère. En mars 1244, le bûcher de Montségur consume les derniers espoirs politiques occitans. En 1271, à la mort du dernier comte, Toulouse est rattachée à son tour à la couronne de France. L'emprise de la monarchie française est totale sur le Languedoc. Désormais, l'Inquisition sera toute-puissante.
Bien que constituant indéniablement un progrès juridique - par rapport en particulier aux vieilles justices d'ordalie par l'eau ou le fer rouge - l'Inquisition est en effet haïe et redoutée des populations médiévales, comme l'instrument d'une terreur institutionnalisée, cumulant les pleins pouvoirs d'un confessionnal obligatoire et d'un tribunal policier, se réclamant du droit divin pour juger les vivants et les morts jusque dans l'au-delà et pour l'éternité.
Les juges sont d'abord des religieux chargés d'entendre en confession les populations adultes des villages méridionaux (hommes de plus de 14 ans, femmes de plus de 12 ans), afin de les absoudre de toute hérésie et les réconcilier à la foi du pape et du roi, les réintégrer dans la communauté chrétienne, hors de laquelle il n'est nul salut, nulle espérance. C'est leur rôle pénitentiel.
Mais les inquisiteurs sont aussi des enquêteurs, qui utilisent les confessions comme autant de dépositions en justice et érigent la délation en système : ils ont un rôle policier. Contraint à l'aveu et à la pénitence, le témoin, toujours assimilé lui-même à un suspect, n'a d'autre moyen qu'accepter de dénoncer, parmi ses proches, les hérétiques et les amis des hérétiques, afin de prouver à l'inquisiteur, qui cumule les fonctions de confesseur, enquêteur, juge et procureur, la sincérité de son repentir et obtenir son absolution.
Les confessions-dépositions, lourdes d'aveux et de dénonciations, sont enregistrées par écrit par des notaires d'inquisition, constituant ainsi un véritable fichier de l'hérésie, une bureaucratie de la délation. La police religieuse opère ses enquêtes par recoupement des témoignages. Ce système permet aussi de démasquer immédiatement les relaps. Aujourd'hui, paradoxalement, les registres des dépositions et des sentences conservés de l'Inquisition constituent, pour l'Histoire, les seuls documents susceptibles de rendre vie et parole aux populations hérétiques médiévales.
L'Inquisition, police religieuse, a pour office de « sonder les reins et les coeurs ». Elle pèse les âmes, au nom de Dieu. Ainsi distingue-t-elle toujours soigneusement la population des simples croyants, à ramener au bercail par pénitences appropriées, des hérétiques proprement dits : Bons Hommes et Bonnes Femmes capturés, pleinement coupables quant à eux du crime d'hérésie et le plus souvent irréconciliables, sont destinés au bûcher. Les croyants repentis sont réconciliés au moyen de pénitences sévères : condamnation à des pèlerinages ou au port de croix d'infamie, confiscation des biens, prison (le mur inquisitorial) souvent à perpétuité ; mais les relaps - ces malheureux qui, après une première abjuration de toute hérésie devant un inquisiteur, se trouvent à nouveau dénoncés par quelque voisin - sont immédiatement condamnés au bûcher. Qu'ils soient hérétiques impénitents ou croyants relaps, l'Inquisition proclame ne plus rien pouvoir pour le salut des criminels en hérésie ; en conséquence, « en signe de leur damnation éternelle », ces derniers sont « abandonnés au bras séculier » afin qu'ils soient brûlés, comme sont brûlés les corps des croyants morts « en pestilence hérétique » et les maisons qui ont abrité les « cérémonies impies »...
L'inquisiteur, délégué du pape, lui-même représentant de Dieu sur terre, juge et condamne devant l'éternité, se substituant au juge souverain. Le sens profond du bûcher est ainsi de faire passer les impénitents « du feu de ce monde à celui de l'enfer ». L'apparat terrifiant des sentences et des exécutions, au parvis des cathédrales, devant les représentants des pouvoirs publics et religieux, martèle l'horrifique condamnation de l'hérésie pour l'édification du peuple chrétien rassemblé.
L'emprise morale totalitaire de cette bureaucratie vient de ce qu'elle englobe le sacré, le salut de l'âme, l'éternité. Dieu, juge vengeur, plane omniprésent au-dessus des procédures, son oeil est au fond de toutes les consciences : celle du juge comme celle du prévenu, celle du témoin, celle du notaire. Mais l'efficacité la plus redoutable du système est de fissurer, par l'angoisse de la délation, les solidarités villageoises et familiales, de transformer les religieux cathares clandestins, les parents et les amis compromis dans l'hérésie en maudits par qui le malheur arrive. Elle a aussi pour effet de déstructurer le pénitent par l'abjection de l'aveu - l'autocritique. Honte et angoisse posent leur chape, afin que disparaisse l'hérésie.
Après le coup de semonce d'Avignonnet, le tribunal itinérant de l'Inquisition se fixe dans les villes épiscopales, convoquant à son siège les populations villageoises. A partir de 1252, le pape Innocent IV l'autorise à employer la torture. La fin du XIIIe siècle voit encore flamber de violentes mais vaines révoltes contre l'arbitraire inquisitorial. Ainsi la « rage carcassonnaise » des années 1285-1305, soutenue par le franciscain Bernard Délicieux et même par les agents royaux. Lors de ces troubles, les prisonniers des cachots de l'Inquisition sont libérés par la foule, les archives de l'Inquisition partiellement détruites et le couvent dominicain pillé.
Mais à partir de 1305, toute contestation est muselée ; l'appui du pouvoir royal lui étant à nouveau acquis, l'Inquisition lance contre l'hérésie, avec des moyens décuplés, une guerre impitoyable qui sera définitive. Des noms de grands inquisiteurs se détachent : les dominicains Geoffroy d'Ablis (1303-1316) à Carcassonne et, à Toulouse, Bernard Gui (1307-1323), qui rédige le premier Manuel de l'inquisiteur ; en comté de Foix, l'évêque cistercien de Pamiers, Jacques Fournier, futur pape Benoît XII, qui prend le relais entre 1318 et 1325. Ils utilisent mouchards et agents doubles, échangent entre eux dossiers d'enquête et fichiers, mènent des opérations concertées contre des villages entiers, multiplient les bûchers de relaps et les exhumations - et l'un après l'autre capturent et brûlent les derniers Bons Hommes qui, autour de Pèire Autier, tenaient encore le maquis entre Quercy et Pyrénées.
Ainsi, vers 1330, est éliminée toute trace du catharisme en Occitanie. Le redoutable outil inquisitorial a touché droit au but, malgré l'étonnante et souvent héroïque résistance d'un siècle que lui ont opposée les populations croyantes méridionales. Mais la machine est lancée, ne s'enrayera pas. Après les hérétiques, de nouveaux groupes d'exclus - des sorcières aux réformés et aux juifs marranes - ne cesseront au cours des siècles d'être dévorés ; ainsi, par-delà la révolution des Lumières, le colonialisme occidental et les totalitarismes du XXe siècle témoignent-ils encore sans ambiguïté de ce qu'ils doivent d'héritage au christianisme de combat qui, au Moyen Age, élabora l'idéologie de la croisade et la machine de l'Inquisition.
--------------------------------------------------------------------------------
Archiviste paléographe et diplômée en sciences religieuses de l'Ecole des hautes études, Anne Brenon est conservateur honoraire du Patrimoine de France. Elle a publié : Les Cathares, pauvres du Christ ou apôtres de Satan (Gallimard coll. Découvertes, 1997), Les Femmes cathares (Perrin, coll. Tempus, 2005), Le Choix hérétique. Dissidence chrétienne dans l'Europe médiévale (La Louve éditions, 2006).
--------------------------------------------------------------------------------
Comprendre
Inquisition
Du latin inquisitio, "enquête". Elle est élaborée par la papauté après la victoire du roi de France contre les seigneurs occitans, ce type de procédure extraordinaire ne pouvant être appliqué que par la force, et sur un pays soumis. Installée à Albi, Carcassonne et Toulouse à partir de 1233-1235, elle représente l'aboutissement d'une idéologie chrétienne de combat qui puise ses racines deux siècles plus tôt, "au temps des moines et des chevaliers", à la source de tous les intégrismes chrétiens.
Sources Historia
Posté par Adriana Evangelizt